DE L'IDÉOLOGIE DU "TOUJOURS PLUS"
A LA SOBRIETE HEUREUSE
La croissance économique est invoquée avec une telle conviction comme la solution à tous nos problèmes qu'il est d'autant difficile de mettre en évidence que c'est justement elle qui est le plus grand de nos problèmes...
La croissance économique nous a en effet installés dans la logique du « toujours plus » indéfini comme dans une norme d'existence rationnelle. A notre planète, vue comme un gisement de ressources illimitées, nous ne demandons pas seulement la satisfaction légitime de nos besoins vitaux mais de combler avec l'argent nos désirs les plus fous, y compris les plus inutiles et superflus.
Après plusieurs décennies où elle s'est librement exercée, la croissance économique non seulement n'a pas solutionné les besoins humains les plus élémentaires - nourriture, abri, soins pour tous - mais avec la compétitivité économique, elle a permis aux excès d'une minorité humaine de provoquer insuffisance, précarité, famine pour une immense majorité. Après n'avoir concerné que le Sud, la détresse et la précarité ne cesseront de croître au sein même des pays dits prospères si une autre logique n'est pas adoptée et mise en œuvre.
Dans ce contexte, la décroissance soutenable, loin d'être une alternative régressive, est un véritable progrès fondé sur le choix d'une logique mettant enfin l'Humain et la Nature au centre de ses préoccupations et l'économie, la science, la technique, ainsi que tous les savoirs et savoir-faire, à leur service.
Contrairement à un système d'exclusion totalitaire de plus en plus concentrationnaire condamné à l'asphyxie, la décroissance soutenable ouvre un champ de créativité à l'échelle humaine extraordinairement fertile, impliquant le plus grand nombre. Cependant, cette option n'aurait pas de chance de succès sans un comportement individuel basé sur la modération et l'autolimitation comme une éthique de vie, source de satisfaction intérieure.
Le prix du "miracle" industriel
Parmi les mythes les plus enkystés dans l'opinion, la conscience collective et toute la structure de la société contemporaine, figure le concept de développement. Ce dernier révèle de plus en plus non seulement son inadéquation avec une évolution positive de l'histoire, mais aussi ses effets catastrophiques.
La notion même de développement est la fille aînée du monde industriel technico-scientifique, productiviste et marchand, celui-ci reposant sur une donne totalement inédite dans l'histoire de l'humanité. Cette donne a eu pour mission d'exhumer la matière minérale, combustible et non combustible, comme le charbon et l'acier, et d'instaurer une industrie lourde pour produire des machines et autres innovations technologiques.
L'enthousiasme suscité par tant de prodiges instaure un ordre nouveau, une sorte de miracle industriel. Ce qui a été plus ou moins occulté, c'est que ce miracle a bénéficié de plusieurs conjonctions positives miraculeusement réunies :
- Le génie inventif de l'Occident en matière de physique, de mécanique, de chimie, d'électromagnétique ...
- Le bénéfice de l'épargne paysanne (bas de laine ... etc.) pour la constitution du capital de base.
- La force de travail des paysans les plus pauvres consignés aux travaux les plus pénibles d'extraction des minerais pour les hauts-fourneaux.
- Enfin et d'une manière décisive, les matières premières, l'énergie combustible et la force de travail issues des gigantesques territoires colonisés sur la quasi-totalité de la planète.
Vu sous cet angle, le miracle industriel repose sur une forme concentrationnaire de moyens et il n'est donc pas difficile de comprendre qu'un modèle de civilisation qui bénéficie d'autant de facteurs favorables ne peut être qu'un phénomène paradoxal impossible à généraliser sans dépôt de bilan planétaire et c'est parce qu'un nombre limité de nos semblables a pu l'appliquer que l'humanité survit encore.
Le dogme de la combustion et de la productivité
Le machinisme qu'induit la civilisation industrielle donne naissance au principe de productivité. Les nations industrielles s'organisent alors autour de l'idéologie de la croissance indéfinie. Chaque citoyen est éduqué depuis l'enfance à acquérir les connaissances pour servir le nouveau dogme, à besogner et à consommer pour élever:le PIB et le PNB de son pays. PIB et PNB deviennent les références qui permettent de mesurer les résultats monétaires obtenus. La notion de progrès traduit alors et surtout des acquis matériels monnayables et, au lieu d'équité et de bien-être, génère des disparités planétaires colossales.
Un cinquième du genre humain concerné par ce progrès consomme les quatre cinquièmes des richesses planétaires.
Cette "in équité" structurelle fait de la spoliation du plus grand nombre la condition de survie de la minorité. C'est à partir de ces constats qu'appareil la notion de développement, non dans le sens de réduire les excès des uns pour permettre aux autres d'être pourvus, mais d'inviter impérativement les nations. dites "attardées" à hausser leur niveau pour devenir elles aussi prospères et contribuer ainsi au progrès par l'élévation de la production / consommation. Il ne semble pas que l'impossibilité de généraliser le modèle ait été mise en évidence. La planète considérée comme un gisement de ressources absolument inépuisables allait devenir le champ d'une compétitivité exacerbée entre les nations ..
Apothéose d'une logique sans âme et sans avenir
Avec l'idéologie du Temps-Argent et de la croissance économique sans limite, s'installent les arbitraires les plus dramatiques de notre histoire. Démantèlement des systèmes vernaculaires, pillage, pollution, épuisement des ressources, pénuries artificielles, etc. Nous assistons aujourd'hui à une sorte d'apothéose d'une logique sans âme et donc sans avenir. Les avis sont partagés sur le bilan que l'on peut faire de cette aventure. Il est indéniable que le progrès essentiellement technique a généré des innovations extraordinaires, mais, faute d'une éthique et d'une intelligence généreuse pour contribuer à l'avènement d'une société planétaire apaisée et conviviale, il a contribué au chaos, donné à nos pulsions destructrices des outils d'une efficacité sans précédent, et mené à la fragmentation d'une réalité de nature unitaire. La mondialisation en tant que système antagoniste, compétitif et meurtrier, est l'ultime avatar d'une histoire qui, à l'évidence, arrive elle-même à sa phase ultime. Pour s'en convaincre, il n'est pas nécessaire de rappeler tous les dysfonctionnements et les nuisances imputables au modèle dominant, y compris biologique, climatique, qui prennent ainsi les allures d'un ultimatum adressé à notre conscience.
Les acquis positifs de la science et de la technique ne sont pas à récuser, mais ils ne peuvent continuer à servir le principe de dualité et de fragmentation qui domine la vision générale qu'a l'humanité d'aujourd'hui sans participer efficacement à la finitude de notre espèce. Un postulat unitaire, convivial, généreux est à adopter et nous savons combien une autre éducation des enfants pourrait rapidement y contribuer. Avec ce postulat, la technologie peut devenir un outil prodigieux d'une mutation sans précédent. Cela implique une conscience collective affranchie des peurs qui nous valent par exemple un arsenal d'armements ridiculement tragique. L'avenir est subordonné plus que jamais à la maturité d'une humanité encore dangereusement infantile.
Le mythe du « développement durable»
Le constat de l'échec planétaire du développement suscite un principe qui serait son antidote, à savoir le développement durable. Cet autre mythe risque de jouer beaucoup plus le rôle d'une diversion que d'une vraie solution. En effet, ce principe prétend concilier l'idéologie du « toujours plus » indéfini comme dogme absolu qui ne souffre pas de remise en question avec des petits palliatifs ici ou là sensés établir enfin une logique pérenne .
La politique du pyromane-pompier ne risque-t-elle pas d'y trouver un nouvel alibi ? Et d'autre part, quelle multinationale outrancière et totalitaire ne se souhaite-t-elle pas un développement durable? Tout le monde peut souscrire à cette idée qui risque de prendre les allures d'un os à ronger et jeter à l'opinion tandis que le pillage de notre planète se poursuivrait invariablement.
Pour une décroissance soutenable
Contrairement à un système d'exclusion totalitaire de plus en plus concentrationnaire, générateur de dépendance et d'insatisfaction, la décroissance soutenable ouvre un champ de créativité à l'échelle humaine extraordinairement fertile fondé sur la participation du plus grand nombre à la vie commune. Cela doit passer fondamentalement par la relocalisation de l'économie. Les territoires deviendraient alors autant de berceaux d'autonomies ouvertes aux échanges avec le monde. Les avantages escomptés seraient :
- une sécurité alimentaire collective basée sur la réciprocité et les échanges de proximité,
- la réduction de la dépendance par rapport aux monopoles de production, de distribution et de transport,
- un enracinement individuel dans un milieu naturel régénéré et entretenu,
- un mode de vie basé sur la complémentarité bénéfique à tous et non la compétitivité destructrice ; une politique inspirée par les besoins et le vécu des citoyens et non un principe arbitraire défini par la sauvegarde du profit à tout prix,
- de nouveaux espaces de créativité et de bien-être, une vie reconnectée à la nature et aux valeurs essentielles de l'être et non seulement de l'avoir, un système collectif diversifié et convivial ...
Le changement individuel comme facteur incontournable de changement de société
La solution n'est pas de croire que le changement de structures, des dispositions écologiques ou la diffusion de l'agriculture biologique vont sauver l'humanité. Vous pouvez manger bio, recycler votre eau, vous chauffer solaire et. .. exploiter votre prochain ! Ce n'est pas incompatible!
Seul le changement individuel par l'éveil de la conscience nous sauvera. L'évolution positive de la société et du monde que nous souhaitons ne pourra se réaliser sans le changement des humains. Il incombe à toute personne convaincue de cette nécessité de prendre librement en compte sa propre transformation.
Plus que jamais, l'heure est venue de servir et promouvoir des valeurs simples telles que la bienveillance à l'égard de ceux qui nous entourent, une vie sobre pour que d'autres puissent vivre, la compassion, la solidarité, le respect, la gratitude et la sauvegarde de la Vie sous toutes ses formes.
Servir ces valeurs, c'est contribuer à leur transmission dans leur intégrité sans les subordonner à nos instincts, à nos intérêts, à notre volonté de puissance ou de domination ni physique ni psychique ni morale.
Ces valeurs sont le moyen le plus précieux que nous ayons pour construire un monde enfin apaisé, issu de la paix que nous aurons réalisée en nous-même.
Pierre Rabhi.
Fondateur de /'association "Terre et Humanisme », pionnier de l'agriculture écologique, reconnu expert international pour la lutte contre la désertification, auteur et conférencier, Pierre Rabhi appelle à "l'insurrection des consciences » pour fédérer ce que l'humanité a de meilleur et cesser de faire de notre planète-paradis un enfer de souffrances et de destructions.