Il a fallu que je le devienne pour m’apercevoir que je ne savais pas ce qu’était un père. Quoi de plus banal pourtant qu’un père ? Tout le monde n’en a-t-il pas un ? Et l’on doit bien savoir ce que c’est, puisque personne ne pose jamais la question. Et puis ma fille est née. Je regardais la mère, jaloux de l’évidence charnelle de la maternité. La mère porte le bébé dans son ventre, et son ventre le nourrit, le réchauffe, le protège. Puis l’enfant naît, et rien ne change. Elle le porte sur son sein, et son sein le nourrit, le réchauffe, et ses bras le protègent. Pour être une mère, elle n’a qu’à poursuivre en conscience la tâche même qui se faisait en elle, auparavant, sans elle. Le lien de chair est une évidence de nature.
Le "lien du sang", censé fonder la paternité, m’apparaissait comme une abstraction proche de la fiction. Alors, pour être un père, je me suis mis à imiter la mère : protéger, nourrir, baigner, câliner… En un mot : materner. Cela faisait-il de moi un père ? Oui, si le père est un singe de la mère, une "mère adjointe" avec une voix plus grave et des gestes moins habiles… N’en déplaise à certaines, je ne crois pas le père et la mère interchangeables. Materner est un acte que le corps d’une mère, pour l’avoir fait durant neuf mois, connaît ; pour un homme, c’est l’inconnu. La source d’un plaisir immense, certes, mais qui n’en laisse pas moins la question ouverte : qu’est-ce qu’un père, si l’on veut que ce mot signifie autre chose qu’une mère bis ?
Peut-être le monde naturel pouvait-il m’être de quelque secours ? Quelques traités d’éthologie plus tard, il fallut déchanter. Dans mon “Dictionnaire du comportement animal”, entre "parasitisme" et "Pavlov", pas de trace de "paternité ; entre "perception" et "peur", aucun "père". Rien d’étonnant : un animal n’a pas de père. Il ne connaît jamais son géniteur et ne soupçonne même pas son existence. L’homme est l’animal qui a un père. Mais qu’est-ce qu’un père ? On ne le sait pas. Ou plutôt : on ne le sait plus. Il y a encore trente ans, le père était simple. Son rôle était de dire à l’enfant qui il était et de veiller à ce qu’il le devienne. La civilisation patriarcale était fondée sur une image codifiée de la paternité. Le pater familias, chef de famille aux allures de chef de meute, transmettait à son enfant un nom et une identité : des valeurs, des principes, une appartenance sociale, longtemps même un métier – un père qu’il fallait "tuer" (au sens freudien) pour oser être soi… Jusqu’au milieu du XXe siècle, on entrait dans la vie soumis à la toute-puissance de la mère, et dans le monde, soumis à la toute-puissance du père, à son "autorité". Mais aujourd’hui, le patriarcat est mort, et la figure de l’ancien père est périmée. La nature n’a jamais connu le père, et la culture ne sait plus dire ce qu’il est. Aujourd’hui, le mot père n’a pas de sens.
On constate souvent que le désir d’enfant est généralement plus précoce chez les femmes que chez les hommes. Les hommes auraient peur de l’engagement, ils manqueraient de maturité… Ils sont eux-mêmes de grands enfants, n’est-ce pas ? Mesdames, mesdemoiselles, n’avez-vous jamais fait le rêve de vous retrouver soudain costumée sur la scène d’un théâtre, devant un parterre attentif, sans connaître une ligne du rôle que vous êtes censée jouer ? Telle est la situation d’un père depuis que le patriarcat n’est plus. Le public est nombreux, l’attente pressante, mais le rôle est vide. Je crois que l’on peut comprendre le trac des futurs pères. Car aujourd’hui, un père n’est rien. Et tout homme, devenant père, affublé d’un attribut qui ne veut rien dire, alors même que tout le monde feint de croire que son sens relève de l’évidence, doit dissimuler le sentiment prégnant qu’être père est impossible.
Voilà pourquoi j’ai voulu écrire sur la paternité. D’abord, parce que je crois que l’on n’écrit jamais que sur l’impossible. Ensuite, parce que cette expérience m’a appris quelque chose : quelqu’un sait. Non les psychologues, ni les philosophes, ni quelque spécialiste. Ce qu’est un père est l’affaire d’un seul expert : l’enfant. Dès ses premiers jours, au plus secret de son âme, la figure du père est dessinée en creux comme une absence, un besoin… Comme son désir. Et dès ses premiers jours, un enfant s’attache à façonner le père dont il a besoin. Il s’agit simplement de l’écouter, et d’accepter de se laisser transformer, bouleverser par cette révolution intime qu’est le surgissement d’un enfant : nouveauté radicale, incessante remise en question. Dans ce vide que laisse le retrait de l’ancienne figure du père, il s’agit de se laisser construire par le désir de son enfant. Aujourd’hui, le père n’est plus une image. C’est une aventure. C’est une initiation.